De la pression vaccinale à la discrimination sociale débridée
Christian Ghasarian
Professeur d’ethnologie
Université de Neuchâtel

Nous entrons dans une ère où se faire vacciner constitue un nouveau rite de passage dans lequel ceux qui ne se soumettent pas aux injonctions sanitaires décidées par les instances politiques risquent de devenir des citoyens de seconde zone. Deux questions s’imposent désormais : jusqu’où fustiger et punir les réticents envers le vaccin et jusqu’où les vaccinés doivent-ils collaborer avec ce qui se met en place ?
Étrange époque où l’on s’habitue peu à peu à voir des gens porter docilement un masque alors qu’il n’y a personne autour (dans sa voiture, dans la forêt, au bord d’un lac…). Un défi à l’intelligence surement, un consentement non raisonné évidemment. Comment, devant un tel spectacle, ne pas penser au livre La fabrication du consentement écrit par Noam Chomsky et Edward Herman en 1988 à propos de l’impact de la propagande médiatique sur les consciences ?
Ce consentement se retrouve dans la plupart des pays où la pression vaccinale opérée depuis plusieurs mois par les pouvoirs politiques est relayée par les principaux médias. Sans entrer dans le controversé débat de savoir si les vaccins sont plus ou moins efficaces contre le virus du covid où sur leurs possibles effets secondaires et les degrés de gravité de ceux-ci, il est crucial de s’interroger sur ce qui se dessine socialement autour de l’acte vaccinal.
Des « citoyens responsables »
Rappelons que ceux qui décident de se faire vacciner peuvent avoir des motivations et convictions différentes, avec d’une part les convaincus qui croient aux bienfaits du vaccin et, de l’autre, ceux qui le font par nécessité sociale. Si la première catégorie a opéré le choix vaccinal dans l’idée de se protéger du virus, la seconde veut juste éviter le risque d’exclusion et faire partie des « citoyens responsables » (de soi et des autres, comme cela est constamment répété). Pour cette proportion très importante de vaccinés, il s’agit moins de conviction envers la pertinence et l’efficacité du vaccin que d’une concession pour sauver autant que faire se peut sa marge de manœuvre sociale.
Le fait est que de par leur participation choisie ou forcée au jeu imposé, ces deux catégories de vaccinés collaborent à l’établissement d’une nouvelle grille sociale dont personne ne sait ni combien de temps elle durera ni ses conséquences sur les vies individuelles et la société. Des serveurs, des guichetiers, etc., doivent ainsi se plier à des pratiques de contrôle devant l’entrée de tel ou tel établissement public. En France, des chômeurs acceptent pour survivre financièrement ces nouveaux jobs de surveillance appelés de façon euphémisée « référents covid ». Mais en se prêtant même malgré eux au contrôle de « ceux qui en sont » et de « ceux qui n’en sont pas », ils deviennent les rouages d’un système qui se met en place.
Ces faits étant posés, on observe de plus en plus que, dans la catégorie des gens convaincus, non seulement de l’intérêt du vaccin mais aussi de la « faute irresponsable » de ceux qui n’ont pas adopté cette option, des propos particulièrement inquiétants sont tenus dans l’espace politique et médiatique. Une parole débridée émerge en effet depuis plusieurs mois, et le ton monte progressivement, contre ceux qui sont définis comme « refusant d’agir pour l’intérêt général ». Leurs énonciateurs s’autorisent à blâmer les non-vaccinés et ils le font avec de moins en moins de retenue, forts d’être du côté de la norme et des « mesures » qui s’institutionnalisent. L’intolérance, l’insulte et la stigmatisation se banalisent ainsi dans le champ énonciatif autour du vaccin.
Une violence ordinaire
Dans la multitude de paroles publiques qui alimentent aujourd’hui la fracture et la discrimination sociale de façon éhontée, citons trois exemples. En France, le journaliste, Thierry Moreau s’est lâché sur une chaine de télévision publique française : « Je suis pour rendre la vie invivable aux non-vaccinés, leur pourrir la vie. On a une arme à notre disposition et il y une minorité de connards qui ne veulent pas se faire vacciner, il faut les taxer au portefeuille ». En Suisse, de façon moins virulente mais dans le même registre de pression, deux conseillers d’Etat ont récemment ciblé une frange importante de la population au nom de la « responsabilité collective ». Laurent Kurth a ainsi estimé dans un journal neuchâtelois que « les non vaccinés représentent une menace » sur le système de santé, et Mauro Poggia, régulièrement invité à la TSR pour donner son avis sur la situation sanitaire et pour encourager à se faire vacciner, a de son côté évoqué l’idée de faire payer une partie du coût de l’hospitalisation des patients covid non-vaccinés. Dans les deux cas, on notera un ton accusatoire assumé. Or, ce type de dérapages ostracisants nourrit la division entre les gens. Libérés dans la sphère publique ils participent d’une violence ordinaire qui se routinise.
Jusqu’où discréditer ceux qui n’opèrent pas les mêmes choix que soi ? Jusqu’où collaborer à ce qui se met en place ? Ces vraies interrogations individuelles ont un impact collectif car elles mettent en jeu la société qui se dessine. Dans le rite de passage choisi ou forcé du vaccin, il appartient à chacun de ne pas consentir à tout et de rester humble dans son appréhension de ceux qui ne pensent ni n’agissent comme soi, en se rappelant la différence entre ses convictions (personnelles) et les certitudes (établies). Ceci d’autant plus que dans leur résistance à l’imposition indirecte de la vaccination les personnes en manque de certitude sur son bien fondé peuvent voir leur vie personnelle et professionnelle profondément percutée. En être – avoir eu son vaccin et son « pass » ou « certificat » – n’exclut pas de comprendre et de respecter ceux qui n’en sont pas sans les traiter de « réfractaires », irréductibles, « complotistes », etc. Il en va de sa responsabilité individuelle et institutionnelle, mais aussi de la paix sociale.